compte-rendu : week-end 18-19 février 2022

6e pratique croisée, Graham & Tsigane

Ce week-end, grâce à la pratique croisée de février proposé par Graham For Europe, les multiples influences de cultures étrangères qui ont toujours fasciné Martha Graham dans sa vie et dans son œuvre, se sont révélées en se confrontant à la danse tsigane. Plongées dans l’histoire des cultures d’Europe de l’Est, de tissus épais et virevoltants, de divers personnages dramatisés en contraction, les participantes ont dansé, le temps d’un atelier, entre deux mondes.

Un filtre de culture tsigane pour redécouvrir la Technique Graham

Le samedi, c’est avec Sophie Ménissier, professeure de danse tsigane, que commence la première pratique du week-end. La première approche est culturelle et contextuelle. La danse tsigane fait partie d’une culture, et peut être dansée en étant comprise dans son contexte. Elle explique que le plus souvent dansées au sein de communautés, les danses tsiganes s’organisent en cercles, où les participants et participantes dansent au centre, entouré.e.s et porté.e.s par la force des autres autour. Durant la pratique, Sophie Ménissier organise le groupe sans forcément suivre l’idée de cercle et propose de traverser diverses cultures, qui, même regroupées sous l’appellation de « danse tsigane », se différencient en fonction des régions géographiques. Les pas traditionnels russes résonnent sur le chant d’une soliste albanaise avant d’enchaîner sur des pas rebondis au rythme d’une prière juive.

Sophie Ménissier transmet les bases de la danse tsigane aux participantes, avant d’apporter à ses mouvements d’énormes jupes revêtues par chacune des participantes. Elles agrandissent chaque mouvement, amènent une prestance, mais provoquent aussi une exactitude dans le positionnement de chacune des danseuses. La jupe ramenée au cou par la main, cambre légèrement le dos et ouvre la zone du plexus, à l’avant du corps. Chaque participante alors légèrement cambrée acquiert grâce à la jupe, la position exacte, plus difficile à trouver sans le costume. Chaque jupe est unique, et leur fabrication très spécifique, consister à coudre trois cercles de tissus ensemble, les uns sur les autres.

La figure du cercle, qui semble être omniprésente dans le week-end, a trouvé sa place jusque dans la Technique Graham. Suite à la pratique tsigane, et l’effet de groupe qui s’est créé entre les participantes, Anouck Krajka, professeure de Technique Graham, propose de conserver l’organisation naturelle dans laquelle les élèves attendaient le début du cours : en cercle. Ainsi, la pratique de Technique Graham a conservé cette organisation tout au long de la pratique, au lieu du traditionnel quinconce.
Le cercle n’était qu’un des premiers effets que la pratique du tsigane a eu sur le Graham, par la suite, les deux professeures ont noté de nombreux liens entre les formes de la Technique Graham, et les pas qui existent en danse tsigane. En croisant les deux pratiques, les codes et le vocabulaire traditionnel de la Technique Graham, s’est vu transformé d’après le filtre de la danse tsigane. Les Prances, pas marché de la Technique Graham qui ressemblent à la démarche de chevaux en spectacle, ont fait écho, selon Sophie Ménissier, à des pas de danse géorgiennes. Les Géorgiens étant un peuple de cavalier, leurs mouvements reprenaient souvent une esthétique liée au domaine équin. De la même manière, Anouck Krajka a utilisé l’expérience de la jupe dans la pratique précédente, afin de parvenir à retrouver une sensation similaire dans le dos jusqu’à la fameuse Spiral, de la Technique Graham. Les Step Draw, autre style de pas développés par Martha Graham, marquent une arrêt franc et direct du pied en demi-pointe, ramené vers l’autre. Cette dynamique évoque le travail des pieds en danse tsigane.

La Technique Graham pour penser la danse tsigane

Par ailleurs, l’utilisation des jupes a révélé d’autres liens entre les deux pratiques. Si elles sont l’essence de la danse tsigane, les jupes sont aussi très importantes dans le travail de Martha Graham. La chorégraphe s’est servi de jupes et autres costumes pour développer des mouvements corporels alors amplifiés sous le tissu, mais aussi pour incarner des personnages. Martha Graham a créé ses costumes comme elle a créé ses personnages : à partir d’elle-même et de ses ressentis, s’aidant du textile pour développer une dimension narrative. Cette idée s’est développée dans la pratique tsigane, où les participantes sont parvenues à rentrer dans des personnages et à incarner leur danse grâce aux jupes. De plus, Sophie Ménissier a proposé de lier l’imaginaire tsigane à la Technique Graham en proposant un parallèle avec Appalachian Spring. Cette œuvre de Martha Graham, met en scène des communautés du sud des États-Unis. Au fil des questionnements des participantes, la professeure de danse tsigane a développé la dimension narrative qui est un élément qui peut se retrouver dans la danse tsigane, notamment au niveau des paroles des chansons utilisées. Le plus souvent tristes, les chansons racontent parfois aussi des éléments de la vie quotidienne des communautés, l’une d’entre elle parlait d’une recette de polenta par exemple.

L’imaginaire des deux pratiques s’est alors croisé le temps d’un week-end, utilisant le vocabulaire de Martha Graham pour incarner des personnages venant de communautés d’Europe de l’Est. Il est né des deux pratiques, des personnages avec des caractéristiques communes : à la fois fiers et humbles. Les danseuses se sont alors nourris du croisement des deux pratiques, pour former une danse « complète » selon elles, enrichie par l’imaginaire des deux univers. Un questionnement commun a conclu cette pratique du mois de février : n’est- il pas possible de relier n’importe quelle pratique ? Avec la danse comme point de départ, n’importe quelle pratique ne peut-elle pas toujours en éclairer une autre, selon les divers aspects qui la composent ?

Laura Rivet, assistante de recherche du ParisLab

Rafael Molina